Conférence de Thomas De Koninck
Dans le cadre 3e Forum des idées pour le Québec sous la thématique Un système d’éducation pour le 21e siècle
Organisée par Parti libéral du Québec
Date et lieu
samedi 26 septembre 2015, 10h30Collège Champlain, Saint-Lambert (Qc)
Il importe en outre d’éveiller plus que jamais à «la connaissance de la connaissance», c’est-à-dire à l’évaluation critique du savoir, permettant de mieux prévenir la part d’illusion qui aura été si considérable dans l’histoire, s’agissant de l’être humain lui-même ou de telle forme de savoir qu’on croyait définitive alors qu’elle ne l’était pas du tout.
Thomas De Koninck
Résumé
Pour Thomas De Koninck, « le grand défi de l’éducation est de générer l’enthousiasme qui poussera les jeunes, les décideurs de demain, à dépasser les abstractions réductrices et à progresser d’eux-mêmes dans la recherche du concret, vers de nouvelles quêtes de sens et de savoir et de nouvelles questions, en n’évitant pas les questions ultimes […], comme celle du sens à donner à leur vie elle-même et à leur collectivité. »
Extrait(s)
« […] J’entends ici «culture» en son sens le plus large et le plus classique, selon lequel l’être cultivé se reconnaît par son discernement, son aptitude à bien juger [3]. Le beau mot de culture dit assez déjà qu’il s’agit de la venue à maturité, de l’épanouissement de l’être humain lui-même. S’interroger sur l’utilité de la culture en ce sens, c’est comme s’interroger sur l’utilité de la santé, cette dernière étant manifestement désirable pour elle-même. Les bienfaits et les avantages d’une bonne santé sont si grands, si variés, si évidents, que jamais dans la vie concrète nous ne les contesterions sérieusement, même si nous ne saurions, la plupart du temps, lui assigner quelque utilité immédiate ou particulière. Il en va de même de la culture de l’esprit: on la désire pour elle-même d’abord. Ainsi la culture ne trouve-t-elle guère sa première raison d’être de ce qu’elle rendrait possibles telle fonction, telle profession, telle tâche, si prestigieuses soient-elles, pas plus que ce ne serait en délimitant tel travail du corps, telle tâche manuelle, qu’on définirait ce qui est bon pour le corps humain.
« L’intellect humain peut évidemment se spécialiser, s’orienter dans une direction plus étroite, de même que le corps peut s’asservir à des corvées particulières. Mais exercer d’abord son intelligence pour qu’elle puisse atteindre son plein épanouissement est comparable à donner à son corps le soin et l’exercice dont il a besoin pour jouir tout simplement d’une bonne santé. Plus nous sommes en forme physiquement, plus les tâches physiques les plus diverses nous sont facilitées et nous sommes en mesure de les accomplir de manière beaucoup plus satisfaisante. De même, une véritable culture permet à chacun de s’acquitter bien mieux et plus aisément de toute tâche, quel que soit le domaine – sciences, arts, métiers, professions. Qui a appris à penser, raisonner avec justesse, bien discerner, qui a développé son imagination, sa sensibilité esthétique et éthique, l’esprit de finesse comme l’esprit de géométrie, assume forcément, avec d’autant plus de bonheur et de succès, la conduite générale de sa vie, mais aussi, moyennant l’entraînement spécifique nécessaire, toute tâche particulière qui lui sera dévolue.
« Quelle est d’ailleurs la solution de rechange? Supposons qu’au contraire nous nous limitions très vite à un domaine spécifique d’expertise. Dans la meilleure hypothèse, plus nous y concentrerons nos aptitudes, plus nous y deviendrons habiles. À mesure que le champ se réduira, nous serons davantage aptes à le remplir, voire à l’épuiser, en apparence à tout le moins. Mais il en ira forcément de même de nos aptitudes et de nos habitudes mentales: à mesure que leur champ d’exercice aura été réduit, elles iront se rétrécissant et s’amenuisant, faute d’application à autre chose, de manière proportionnelle. L’expertise ira progressant, et, partant, le domaine concerné (toujours dans la meilleure des hypothèses), mais il est évident que l’expert, lui, en tant qu’individu humain, marquera une nette régression, de plus en plus grande, à mesure qu’iront s’atrophiant, faute d’exercice, ses autres facultés, ses autres talents, et tout ce qui, chez lui, aura été laissé pour compte.
« Or il se trouve que les problèmes de société s’avèrent aujourd’hui de plus en plus globaux, complexes au sens de tissés ensemble, cependant que le déploiement des connaissances va dans le sens opposé, suivant des labyrinthes toujours plus spécialisés, fragmentés, détachés du tout. Paradoxalement, de moins en moins de personnes sont préparées, par leur formation, à faire face à ces problèmes globaux. Jamais une bonne formation générale n’a été aussi nécessaire.
« En ce moment l’éducation publique s’aligne sur les besoins du marché de l’emploi. Cette approche d’apparence pratique ne l’est pas du tout, elle est largement illusoire. Se concentrer sur la technologie, par exemple, générera des diplômés obsolètes. Il saute aux yeux, en pleine révolution technologique, que cela signifie enseigner ce qui sera périmé dans cinq ou dix ans – à l’instar des ordinateurs du même âge et qui ne fera par suite qu’accroître davantage encore les frustrations. Le problème n’est pas celui de créer des habiletés au sein d’une technologie galopante, mais bien plutôt d’enseigner à des étudiantes et des étudiants à penser et leur fournir les outils intellectuels qui les rendront aptes à réagir à la myriade de changements, y inclus de changements technologiques, auxquels ils auront à faire face dans les prochaines décennies. Rien n’est plus nécessaire à cet égard encore, dans le présent contexte, que la culture générale.
« Qu’on me comprenne bien. Il ne s’agit pas de faire l’apologie du «généraliste» sans plus. Rien de plus déficient, à vrai dire, qu’un esprit «généraliste» qui serait dépourvu de l’expérience humaine véritable qu’un métier peut procurer. Seul qui possède un métier sait en réalité quelque chose, et donc peut savoir ce que c’est que savoir, grâce à l’expérience des difficultés réelles, de la rigueur des démarches, bref du travail authentique. Dans les excellents termes de Whitehead, il faut des êtres «possédant à la fois de la culture et une connaissance experte en quelque direction spéciale». L’ennemi par excellence, ce sont les idées «inertes», c’est-à-dire simplement reçues par l’esprit sans être utilisées, mises à l’épreuve, jointes à d’autres en des synthèses ou des agencements nouveaux. Comme l’explique fort bien ce philosophe, c’est parce que la pensée est utile que l’éducation intellectuelle est utile. Il importe au plus haut degré d’être soi-même constamment conscient de cette utilité si on veut pouvoir la faire pressentir aux autres, en particulier aux jeunes [4].
« Qu’est-ce-à dire? Toute démocratie dépend de la qualité de la formation des citoyens, de leur jugement, mais par conséquent aussi du langage et de la capacité de discerner, de détecter ce qui est démagogique, de tenir de véritables débats rationnels sans lesquels la démocratie périclite vite en son contraire. L’histoire l’a démontré d’innombrables fois: à proportion que la faculté d’expression, de communication, de penser dépérit dans une société, la violence croît.
« La démocratie véritable est extrêmement concrète et complexe, elle implique le dynamisme constant de recherches, de découvertes, de développements, de choix en vue du bien commun, qu’on s’efforce dès lors sans cesse de réaliser de manière pratique. Elle suppose une éducation aidant chacune et chacun à se forger, de façon critique, une culture générale propre. Seule la culture générale peut sauver l’expert de son expertise, le technicien de sa technique, les sociétés humaines de la montée de l’insignifiance.
« Tout être humain a une culture implicite, consciente ou point, certes souvent peu critique, mais qui commande sa vie entière. Les questions les plus «brûlantes» (Husserl) sont les questions qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de la vie. Ces questions engagent la totalité de l’expérience humaine. Or cette préoccupation est au coeur même de la culture générale. La dignité humaine, rappelle la philosophie, signifie que chaque être humain est au-dessus de tout prix, unique au monde, devant être considéré comme une fin, et jamais réductible à un moyen ainsi que l’affirmait si justement Kant — avec toutes les conséquences pratiques que cela entraîne. Seule la culture générale peut, dans le contexte pluraliste actuel, pleinement assurer une telle prise de conscience et la porter à maturité. Il faut se garder de la mise entre parenthèses de dimensions fondamentales de la vie humaine qui toutes doivent trouver à se dire, s’expliciter et se comprendre. Les arts, les lettres et la culture générale s’avèrent en cela indispensables.
« Il importe en outre d’éveiller plus que jamais à «la connaissance de la connaissance», c’est-à-dire à l’évaluation critique du savoir, permettant de mieux prévenir la part d’illusion qui aura été si considérable dans l’histoire, s’agissant de l’être humain lui-même ou de telle forme de savoir qu’on croyait définitive alors qu’elle ne l’était pas du tout. La connaissance de la connaissance, en premier lieu la connaissance de l’illusion, revient à savoir discerner, être critique, face aux vues simplettes qui se présentent comme autant d’absolus. On reconnaît là encore une des tâches les plus aisément identifiables de la culture générale. […] »
Thomas De Koninck
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[3] Pour plus de précisions, je me permets de renvoyer le lecteur à mon livre, La nouvelle ignorance et le problème de la culture, Paris, Presses Universitaires de France, 2000; 2e édition, 2001.
[4] A. N. Whitehead, The Aims of Education, New York, Macmillan, 1929; Mentor Books, p. 13 sq.
Vidéo(s)
Voici des extraits de la conférence de M. De Koninck lue par Mario Asselin (début à 2:44):Informations supplémentaires
Pour plus d’informations, visitez le site web du 3e Forum des idées pour le Québec.