Conférence de Thomas De Koninck
Dans le cadre du Colloque « Les défis de gestion des entreprises de l’économie publique, sociale et coopérative: marchés, parties prenantes et environnement » (CIRIEC-Canada)
Organisée par le Centre interdisciplinaire de recherche et d’information sur les entreprises collectives (CIRIEC-Canada) et l’Institut de recherche et d’éducation pour les coopératives et les mutuelles de l’Université de Sherbrooke (IRECUS)
Date et lieu
mardi 6 mai 2008, 13h45Centre des congrès de Québec
Rien d’étonnant, par suite, à ce que l’ordre économique puisse révéler une apparente finalité interne, qui peut faire en sorte que l’on s’abime dans le mécanisme en spéculant, recherchant l’argent pour l’argent […]. L’agent économique est alors emporté dans un processus cumulatif à l’infini, au caractère à vrai dire absurde, car le pouvoir sur la chose s’avère bien plutôt alors soumission à la chose […]. Soumission qui n’en est pas moins une composante essentielle à l’ordre économique. De là vient que l’ordre économique puisse prétendre être indépendant de toute considération humaine et même parvenir à s’en détacher complètement. – Thomas De Koninck –
Résumé
Thomas De Koninck présente la conférence d’ouverture dans le cadre de la session 6 «L’éducation coopérative : idéal et pratique de la coopération au XXIe siècle» (IRECUS) du Colloque «Les défis de gestion des entreprises de l’économie publique, sociale et coopérative: marchés, parties prenantes et environnement» (CIRIEC-Canada).
Il y fait état du problème de l’écart qui se creuse entre l’économique et l’éthique. Afin de réunir ces deux sphères, il convient de tenir compte de l’importance de la reconnaissance de la dignité propre à chaque être humain, du principe de réciprocité, de la démocratie et de l’amitié.
Extrait(s)
[…] L’aspect de devenir marque très profondément l’activité économique. Cette dernière possède une sorte de principe interne de mouvement lui permettant de se relancer constamment elle-même en ne cessant de s’amplifier vers on ne sait où. Jean Ladrière a clairement fait ressortir la dimension d’anticipation qui la caractérise [1]. Économiser c’est de prime abord différer la consommation présente au nom de l’avenir, créant ainsi un intervalle – dont l’argent devient un signe – où pourront s’introduire des activités suscitant des possibilités nouvelles ouvrant à leur tour le champ à de nouvelles initiatives.
C’est dire qu’intervient l’épaisseur du temps, comme l’implique l’anticipation, laquelle rend possible du même coup l’intervention d’autres agents apportant leurs propres anticipations. Il en résulte une interférence d’anticipations et la naissance d’un « système dans lequel chaque terme renvoie à tous les autres », ce qui crée un processus de nature cumulative, où chacun voit naître « de nouvelles possibilités pour sa propre action ». Et cela entraîne des projets de plus en plus vastes où l’efficacité de chacun est multipliée par celle des autres.
[…]
Rien d’étonnant, par suite, à ce que l’ordre économique puisse révéler une apparente finalité interne, qui peut faire en sorte que l’on s’abime dans le mécanisme en spéculant, recherchant l’argent pour l’argent, la croissance pour la croissance, la production pour la production, selon un processus nihiliste aveugle sur lui-même. L’agent économique est alors emporté dans un processus cumulatif à l’infini, au caractère à vrai dire absurde, car le pouvoir sur la chose s’avère bien plutôt alors soumission à la chose, et tout le contraire d’une libération. Soumission qui n’en est pas moins une composante essentielle à l’ordre économique. De là vient que l’ordre économique puisse prétendre être indépendant de toute considération humaine et même parvenir à s’en détacher complètement.
[…]
Il n’empêche que ce même ordre économique, tout en représentant un rapport effectif aux choses, met néanmoins en oeuvre indirectement, comme nous le disions, des relations interhumaines. Il n’y a fort heureusement pas d’homme économique pur, pour ainsi dire, sinon sous forme d’abstraction. Dans l’activité économique comme ailleurs, dans les relations interhumaines relatives à la disposition des choses, l’être humain est forcément présent aussi comme conscience, laquelle est exigence de liberté et d’amour autant que d’intelligibilité, c’est-à-dire, dans les trois cas, d’ouverture vers d’autres infinis, tous trois chargés, ceux-là, de sens. L’activité économique offre à cet égard des médiations concrètes, un domaine d’incarnation à l’ordre éthique. Force est de constater, plus spécifiquement, que le processus d’universalisation, le mouvement cumulatif qui l’habite, comme nous venons de le constater, est appelé à créer entre les participants une solidarité effective et l’avènement d’une société universelle, ce qui appelle à son tour une nouvelle médiation, la médiation politique.
[…]
La seconde piste est fournie par la démocratie elle-même, telle que conçue dès l’origine par les Grecs. Le mot demos, peuple, désigne à vrai dire le pauvre. Pour Aristote, on le sait, la vraie différence séparant oligarchie et démocratie n’est pas le nombre, mais la richesse et la pauvreté, la liberté étant « le partage de tous » [18]. En démocratie athénienne, par exemple, aussitôt citoyen, le pauvre accédait à la dignité politique, car il avait prise directe sur le pouvoir par la parole. Il s’agissait d’une démocratie à la fois beaucoup moins large que les nôtres (en raison de l’exclusion des esclaves, des femmes et des métèques), mais beaucoup plus radicale, puisque tous les citoyens pouvaient prendre la parole dans l’assemblée du peuple, l’ekklesia, le véritable organe de décision [19]. La reconnaissance de la dignité de quelqu’un commence évidemment, quand c’est possible, par celle de sa parole. Or voici qu’en démocratie directe en tout cas, la parole est reconnue à tous les citoyens (dont il faut néanmoins certes déplorer qu’ils n’aient pas coïncidé avec la population totale du pays). Qui plus est, cette égalité de tous les citoyens était jugée supérieure en raison même de la diversité des citoyens. L’essentiel de la défense de la démocratie par Aristote se fonde précisément sur cette diversité dans l’unité. Ainsi dans sa Politique (III, 11, 1281 b 4-10) : « Car, comme ils sont nombreux, chacun a sa part de vertu et de sagesse, et leur réunion fait de la multitude comme un être unique, ayant de multiples pieds, de multiples mains, de nombreuses sensations, et également riche en formes de caractères et d’intelligence. C’est bien pourquoi la multitude juge mieux des oeuvres musicales et poétiques : si chacun juge bien d’une partie, tous jugent bien du tout ». Aussi Aristote répétera-t-il que « rien n’empêche parfois la multitude (to plêthos) d’être meilleure et plus riche que le petit nombre, si on la prend non pas individuellement mais collectivement » (III, 13, 1283 b 33-35) [20].
Thomas De Koninck
_________________________
1. Pour tout ceci, nous nous inspirons largement de l’excellente analyse de Jean Ladrière, « Sur les rapports entre l’ordre économique et l’ordre éthique », in Economia, Politica e Morale, Atti del XIII Convegno del Centro di Studi filosofici tra Professori Universitari, Gallarate 1957, Brescia, Éditions Morcelliana, 1958, p. 99-109. Les citations de Ladrière sont toutes tirées de ces pages.
18. Cf. Aristote, Politique, III, 8, 1279 b 34 – 1280 a 6.
19. Cf. Jacqueline de Romilly, Problèmes de la démocratie grecque, Paris, Hermann, 1975; Agora, 1986, p. 22-6; Moses I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, trad. Monique Alexandre, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1976, p. 64-78.
20. Cf. Jacqueline de Romilly, op. cit., p. 110-117; les textes que nous citons ici d’Aristote le sont d’après sa traduction modifiée de celle des Belles Lettres; mais nous avons préféré rendre to plêthos par « la multitude », plutôt que par « la masse » qui a en français des connotations péjoratives que n’a pas to plêthos.