Conférence de Thomas De Koninck
Dans le cadre du congrès de l’AQIS sous la thématique Choisissons ensemble: inclusion, participation sociale, citoyenneté, égalité
Date et lieu
jeudi 23 mai 2013Château Mont-Ste-Anne, Québec
Il y a d’abord une découverte, une reconnaissance du simple fait de la dignité de la personne humaine et du respect unique qu’elle mérite qui, dans l’histoire et dans la conscience des humains, précède les doctrines. On peut parler, en ce sens, d’un primat de l’éthique sur sa propre théorie et sur l’élaboration de ses fondements. - Thomas De Koninck -
Extrait(s)
Le degré de civilisation d’un peuple, d’une société, se mesure à sa conception de l’hospitalité. Celle des grandes civilisations orientales est proverbiale. Mais il en allait de même plus près de nous, chez les anciens Grecs. Le premier sens du mot grec xenos, désignant l’étranger (que nous retrouvons dans «xénophobie»), est «hôte», et il a toujours conservé cette signification à côté de l’autre. L’hôte reçu, l’étranger, est sacré. Platon insistera, dans les Lois (V, 729 e et suiv.), que nos engagements à l’endroit des étrangers sont «les plus saints» (hagiôtata). Il faut «une grande vigilance pour ne commettre aucune faute à l’égard des étrangers au cours de sa vie et dans sa route vers le terme de celle-ci» (730 a, trad. E. des Places). En latin, les mots hospes et hostis renvoient l’un à l’autre comme pour mieux rendre la réciprocité des devoirs, car hospes désigne l’hôte au sens de celui qui reçoit l’étranger, hostis l’hôte ou l’étranger envers qui on a des devoirs d’hospitalité [1]. Ces mots sont, bien entendu, à l’origine d’«hospice», d’«hospitalité», d’«hôpital», d’«hôtel», d’«hôtel-Dieu» (qui désigne depuis la fin du Moyen Âge l’hôpital principal d’une ville), de milieu «hospitalier».
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De nos jours, Emmanuel Levinas a attiré à nouveau l’attention sur le fait que le visage humain, nu et vulnérable, essentiellement pauvre, n’impose pas moins le respect. L’accès au visage est d’emblée éthique. Un assassin ne peut regarder sa victime dans les yeux, comme s’il pressentait la présence de quelque chose de sacré [2]. Mais Antigone va d’emblée au plus profond, puisque son frère n’avait plus même de visage – comme chez Isaïe (52, 14), «son apparence n’était plus celle d’un homme» [3]. Ce qu’Antigone fait voir si nettement c’est que, quelle que soit notre condition, nous partageons tous une même humanité, et donc une même dignité. À moins, certes, que le progrès de la civilisation, ou de l’éthique, n’implique le rejet de telles reconnaissances et de telles pratiques millénaires comme une longue erreur. Or ni la philosophie ni les merveilleuses découvertes de la science ne sauraient apporter le moindre appui à pareille conclusion. Leur rejet confinerait, bien plutôt, à la barbarie.
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Ne voit-on pas encore là avec quelle netteté est ainsi mise en évidence la dignité humaine, comme la seule réalité qui puisse continuer de faire d’autrui, quel qu’il soit, un autre soi? Tel est du reste le sens de la Règle universelle, dite d’or: «ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse» (Entretiens de Confucius, XV, 23); «faites aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous fassent» (Matthieu 7, 12). Il y a là une expression de la solidarité humaine la plus fondamentale. Comme l’a excellemment marqué Paul Ricoeur, le respect met en présence de la «voix de la conscience» (Rousseau), qui est «aussi la voix de l’universel, dont est dite l’intransigeance», et à laquelle elle ajoute le trait de l’impartialité. «Impartiale, la voix de la conscience me dit que toute vie autre est aussi importante que la mienne, pour reprendre la formule récente de Thomas Nagel dans Égalité et partialité» [4].
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Il est cependant un autre aspect de la dignité humaine, qui, lié à l’estime de soi comme moteur essentiel de toute l’activité humaine, n’est pas sans rapport avec l’idéal de grandeur que, sous le vocable de magnanimité, la pensée grecque classique avait déjà mis au centre de l’éthique. Il s’agit de ce que la pensée moderne appelle, depuis Hegel surtout, le désir de reconnaissance (Anerkennung). Pourquoi attachons-nous, bon gré mal gré, tant d’importance à ce que les autres disent de nous, même alors que nous prétendons ne pas vraiment nous en faire, ou les mépriser? D’où vient le choc de ne pas être salué, ou simplement reconnu, par une telle ou un tel? Qu’on se l’avoue ou pas, pourquoi désire-t-on tant être aimé?
C’est que le respect de soi, l’amour de soi bien compris («Aime ton prochain comme toi-même», dit un précepte célèbre), sont les sources vives de tout l’agir humain. On le voit clairement par leurs contraires. Gabriel Marcel évoquait l’emploi systématique par les nazis de «techniques d’avilissement» dont le but était de détruire chez des individus «le respect qu’ils peuvent avoir d’eux-mêmes», et de les «transformer peu à peu en un déchet qui s’appréhende lui-même comme tel, et ne peut en fin de compte que désespérer, non pas simplement intellectuellement, mais vitalement, de lui-même» [5]. On souligne parfois que les médias, la presse écrite ou audiovisuelle, la publicité, le matraquage à la télévision d’images violentes ou simplement triviales mais anesthésiantes, ont tendance à infirmer la faculté d’attention et le sens critique. Plus gravement encore, cependant, ils fabriquent et entretiennent une image dégradée de l’être humain — et de soi par conséquent — diminuant du même coup la qualité de la volonté d’agir et risquant d’anéantir peu à peu le désir non seulement d’imprimer un sens à sa vie, mais de vivre tout court.
Thomas De Koninck
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[1] Ce n’est que plus tard que hostis signifiera au contraire l’ennemi et, plus précisément, l’ennemi public. Sur le mot xenos, voir de préférence le Liddell and Scott, A Greek-English Lexicon, Oxford, Clarendon Press, 1968, plus rigoureux dans l’ordre des significations et plus riche en références que le Bailly, Dictionnaire grec-français, Paris, Hachette, 1961. Sur hospis et hostis, voir A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, 4ème édition, Paris, Klincksieck, 1959.
[2] Cf. Emmanuel Levinas, Totalité et infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971; Humanisme de l’autre homme, Paris, Fata Morgana, 1972; les exposés spécialement clairs de Éthique et Infini, Paris, Fayard, 1982, p. 89-132; et Pascal, Pensées, Brunschwicg 434; Lafuma 131: « (…) apprenez que l’homme passe infiniment l’homme (…)».
[3] Dominique Folscheid fait observer que l’embryon humain, qu’il ne craint pas d’appeler néanmoins «notre plus-que-prochain», n’a pas non plus de visage: cf. son article “L’embryon, ou notre plus-que-prochain”, in Éthique, no. 4, 1992, pp. 20-43, spécialement p. 25. Voir en outre le volume Philosophie, éthique et droit de la médecine, sous la direction de Dominique Folscheid, Brigitte Feuillet-Le Mintier et Jean-François Mattei, op. cit., p. 195-208.
[4] Paul Ricoeur, Le Juste, Paris, Éditions Esprit, 1995, p. 215-217; cf. 73 sq., 93 sq. et passim. Cf. Thomas Nagel, Égalité et partialité (1991), trad. fr., Paris, Presses Universitaires de France, 1994; Jürgen Habermas et John Rawls, Débat sur la justice politique, trad. Rainer Rochlitz (avec la collaboration de Catherine Audard), Paris, Cerf, 1997, p. 22 sq.; 120 sq., 143 sq., 183; sur les droits de l’homme, cf. Jürgen Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, trad. Rainer Rochlitz et Christian Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 1997, p. 108 sq.; 484 sq.; et Die Einbeziehung des anderen. Studien zur politischen Theorie, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1996, chapitre 7; John Rawls, Le droit des gens, trad. Bertrand Guillaume, Paris, Éditions Esprit, 1996; coll.10/18, p. 88 sq.
[5] Cf. Gabriel Marcel, Les hommes contre l’humain, nouvelle édition avec une préface de Paul Ricoeur, Paris, Éditions universitaires, 1991, p. 35-53, spécialement p. 37-40.