Par Thomas De Koninck
Conférence d’ouverture dans le cadre des déjeuners-conférences de la série «Une gestion ouverte à l’autre… s »
Organisés par l’Institut d’administration publique de Québec
27 septembre 2007, Hôtel Hilton, Québec
Le visage se révèle à la manière d’une mélodie, où chaque moment exprime un tout qui n’est aucunement une addition de parties mais une « manifestation progressive de soi ». De même pour la perception d’une personne, qui est celle d’une présence où se livre la vie même, porteuse de possibilités infinies. Le visage, la mélodie et la vie sont, en d’autres termes, des touts dynamiques. Chaque personne a une « essence », une figure unique, incomparable – non pas « intelligible », mais « affective ». Dans cet ordre d’expérience, « tout comprendre est affectif » (Michel Henry).
Extraits
Ce serait une illusion de croire que nos identités personnelles ne se forgeraient qu’en une sorte de monologue solitaire, alors que l’interaction avec d’autres, à coup de dialogues externes et internes, souvent de luttes, est cruciale. La conversation avec nos proches, père, mère, frères et soeurs, avec tels de nos amis (ou ennemis), se poursuit en nous jusqu’à la fin de nos vies. Gadamer parle excellemment de « l’entretien illimité que nous sommes ». Découvrir à quel point la constitution de notre moi intime aura été affectée par de telles relations d’échange précises, spéciales, avec autrui, hommes et femmes, aide à mieux saisir la portée de l’enracinement dans une culture, y inclus, encore une fois, la nôtre. L’une des questions majeures posées par l’ethnologie concerne ce que l’on a appelé justement « l’altérité essentielle ou intime », dont les représentations, dans les systèmes qu’étudie l’ethnologie, « en situent la nécessité au coeur même de l’individualité, interdisant du même coup de dissocier la question de l’identité collective de celle de l’identité individuelle » (Marc Augé) (1).
Cette dialogique grâce à laquelle l’identité de chacune et chacun de nous s’élabore et se transforme tout au long de l’existence, passe par le langage ordinaire, par le langage des arts, des gestes, de l’amour, le partage des joies et des peines. C’est bien ce que veut dire au moins en partie le mot de Hölderlin : Dichterisch wohnt der Mensch, « c’est poétiquement que l’homme habite ». Le premier lieu que nous habitons, qu’il nous est impossible de jamais quitter, c’est nous-mêmes. Notre planète est certes ce lieu concret appelé Terre mais elle est bien plus encore cette seule planète où, toujours, nous habitons, qui est dans notre imagination et dans notre coeur, peuplée de tous ceux et celles que nous aimons, dont le visage peut s’être effacé mais la présence demeure, et les paroles et le sourire. La planète qui compte pour nous, c’est celle que nous portons en nous, c’est le lieu où l’on a découvert la beauté, l’universel, la fragilité et la puissance de la vie, la tristesse, le désenchantement, l’insensé, la joie, l’amour, la vie du sens se construisant dans une approximation permanente.
[…]
Dans le même ordre d’idées, sont plus que jamais essentiels à la cité des lieux de convivialité, de conversation véritable, où toutes et tous, sans distinctions de classes, d’origines et le reste, puissent échanger librement. L’essence de la vie civique est la conversation, disait à juste titre Emerson, et le suprême mérite de Paris, celui d’être la « ville de la conversation et des cafés ». Un obstacle de plus à la démocratie est la disparition graduelle – en Amérique du Nord notamment – de lieux comme les cafés et les pubs authentiques qui remplissent la fonction essentielle de « troisième lieu » (outre le cercle familial et le milieu de travail) indispensable à l’épanouissement des vertus politiques (2).
Rien ne saurait en effet remplacer la conversation et le dialogue. Peter Emberley a bien fait valoir que parmi les capacités fondamentales que doivent cultiver les universités, il faut compter plus que jamais aujourd’hui l’aptitude à la conversation. C’est elle qui distingue l’être humain de l’animal, le civilisé du barbare, notait Michael Oakeshott, qui définissait l’éducation comme une initiation à l’art et au partage de la conversation. Nous venons de nous rappeler le rôle essentiel de la réciprocité dans la constitution du moi. La conversation est une figure essentielle de cette réciprocité, surtout lorsqu’elle se donne la forme d’un véritable dialogue, dont la force est « métamorphosante » (Gadamer). Le principal défi est évidemment celui de l’écoute, qui exige une prise de distance par rapport à soi, difficile pour tous, et impossible à qui est incapable d’humour. La conversation et le dialogue permettent de dépasser nos points de vue privés vers une langue commune essentielle à la compréhension, faisant confiance en la raison à laquelle nous avons tous part. (L’extrême opposé serait, ainsi que l’imagine avec humour Gadamer, une paire de lunettes à travers laquelle on ne verrait plus mais serait téléspectateur.) Qui plus est, la conversation nous permet de cultiver les qualités les plus essentielles à la convivialité humaine – courtoisie, politesse, tact, franchise, capacité de plaisanter avec goût, générosité, détachement, gratuité (3).
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(1) Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, p. 29-30.
(2) Cf. Christopher Lasch, The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy, New York, W.W. Norton, 1995, ch. 6 : « Conversation and the Civic Arts », p. 117-128.
(3) Cf. Peter C. Emberley, Zero Tolerance. Hot Button Politics in Canada’s Universities, Toronto, Penguin Books, 1996; Michael Oakeshott, « The Voice of Poetry in the Conversation of Mankind », in Rationalism in Politics, London, Methuen & Co., 1962, p. 199; Hans-Georg Gadamer, « L’inaptitude au dialogue », in Langage et vérité, trad. J.C. Gens, Paris, Gallimard, 1995, pp. 165-175 ; Aristote, Éthique à Nicomaque, IV, 12-14, 1126 b 10 – 1128 b 9; Gabor Csepregi, L’aptitude à la conversation, in Koinônia, Ottawa, Collège Dominicain, 1996.